dimanche 8 juillet 2012

Le Muet, Béatrix Beck

"Warren regardait en souriant l'urine de Jeremy tomber dans notre café au lait. Humphrey, d'habitude si intimidé par le patron, rougit de colère et alla vider son pichet dans l'arrière-cuisine. Jeremy, laid, vieux et asthmatique, avait passé cette nuit-là, comme toutes les autres, avec son jeune maître. A sept heures, Humphrey tambourinait du poing contre la porte qui le séparait de Mr Warren Deirdree, jusqu'à ce que celui-ci enfin victorieux du sommeil, eût remercié de sa voix bien timbrée. le valet de ferme quittait en hâte sa chambre pour permettre à son employeur de la traverser sans que ni l'un ni l'autre en fussent gênés. Le barbon faisait la grasse matinée dans le lit d'Antinoüs, où il satisfaisait ses besoins naturels. Le liquide jaune, dont on enseigne en classe qu'il a une saveur acidulée, traversait matelas, sommier, plancher, plafond, et arrosait notre table de bouillie d'avoine, de flocons de blé, de tortillons d'orge flottant sur des mares de lait et fourrés d'oranges amères.
  Une des jambes du pantalon de velours côtelé de Warren, décousue du genou à la cheville, laissait voir le long fuseau d'un muscle, tendant une peau couleur d'ambre, au grain serré. Tout en mangeant, le garçon lisait des sonnets de Shakespeare. Des brindilles de foin parsemaient sa tignasse châtaine. Pour qu'il emplisse à nouveau sa chope de grès, il levait sans dire mot des yeux d'un bleu non tout à fait céleste, mais plutôt marin.
(...)"
Incipit du Muet, éditions Gallimard, 1963
collage SD

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